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LETTRE. Sous le ciel bas d’un temps de pluie

Dernière mise à jour : 1 oct. 2022

Vesseaux, le jeudi 6 novembre 2008


Cher Bernard,


Paris me manque. Tu l’as bien deviné. Mais de vivre depuis tant d’années dans la solitude et le silence des montages – certains jours je n’entends que le battement d’ailes des tourterelles ou l’appel répété d’une mésange à la fenêtre pour réclamer des graines – je ne supporte plus les bruits de la ville, ni son agitation, ni ses odeurs.

De Paris cependant seulement je l’accepte, car Paris me manque pour toutes sortes de raisons, mais je redoute toujours aussi de m’y retrouver seul, tant le poids du passé, du temps écoulé, m’enveloppe d’une étouffante poussière grise qui m’angoisse et me donne parfois le vertige. C’est pourquoi ton invitation me réjouit, même si je ne peux encore actuellement fixer une date précise pour ce déplacement.

Or, ce silence qui m’est maintenant nécessaire, je le retrouve heureusement dans ton atelier. Le silence d’ici est, en fait, une respiration : celle de l’air, de la lumière, des frémissants feuillages, de l’éclat des rochers, des couleurs du ciel changeant brusquement selon l’humeur des vents, celui des élégants nuages dans leur imprévisible migration, celle de l’ombre aussi, tantôt calme et tantôt agitée, car le silence est l’instant fertile d’une vie qui s’éveille ou s’égoutte.

C’est ce silence, vois-tu, que je dépose dans les marges, que je laisse naviguer entre les lignes ou les strophes de mes poèmes, dans cet espace interminable où les mots n’ont plus que leur résonance intérieure, ne sont plus qu’un écho qui l’éloigne ou qui rebondit, pour qu’après moi tu viennes les faire à nouveau comparaître sous le regard, avec toutes leurs irisations et leurs vibrations colorées.

Il y a autre chose encore : c’est que tu as illustré notre dernier livre Archives éphémères sans moi. Certes, ma présence n’était pas nécessaire puisqu’il s’agissait de traduire, pour l’éditeur, mon recueil de notes lignes de faîte par un collage en frontispice. Mais il se trouve que j’ai la nostalgie de notre travail en commun lorsque nous faisions nos livres de nos mains, même si tourner la presse était fastidieux, même si les vapeurs de white spirit, de résines ou de peinture piquaient un peu les yeux, même si l’atelier était tellement encombré par les œuvres en cours de séchage, qu’à bout de fatigue, on ne savait même plus où s’asseoir.

J’éprouve comme une sorte de frustration de ne plus sentir mes textes environnés par la présence vivifiante de tes gravures où leur rayonnement, sur la page, s’augmente de la palpitation qu’autour d’eux tu crées, en faisant du papier comme une mer houleuse où un ciel tumultueux sur lesquels les mots flottent ou planent comme de grands oiseaux errants, tantôt rassurants, tantôt enchaînés, savourant leur nouvelle et inépuisable liberté.

Le dernier livre que nous avons réalisé ensemble (qui me rappelle toujours le premier, en 1992, grâce à Jacques Matarasso : Au-devant où nous avons trouvé notre croisée des chemins) et Ressac à la fin de l’été 2005. Trois ans déjà ! Si vite passe le temps qu’il semble parfois nous échapper, alors qu’on le croit immobile ! Souviens-toi. Nous découpions au cutter les formes que tu avais préalablement peintes. Puis il fallait les encoller pour ensuite les superposer, les ajuster avant de les insérer dans la gravure et de les passer sous la presse où le gaufrage soudain les animait. On voyait ainsi se construire, progressivement, page après page, jusqu’au dernier collage, l’unité chromatique et rythmique du livre qui s’enrichissait alors d’une autre lumière.

Nous avons eu, jusqu’à présent, la chance que nos éditeurs nous aient laissé œuvrer ainsi, en symbiose, avec leur attentive collaboration et toujours leur soutien. J’espère qu’une prochaine occasion pourra nous être encore offerte car j’ai des textes en attente qui ne demande qu’à aller te rejoindre pour prendre leur essor, pour tenter leur envol. Je t’embrasse. A bientôt peut-être.


Jean-Pierre-Geay

Jean-Pierre Geay est un écrivain, poète et critique d’art français, né le 20/11/1941 (78 ans) à Bruailles en Saône-et-Loire. Professeur agrégé de lettres modernes, il a enseigné à Privas puis à Aubenas jusqu’en 2002. "Poète de la lumière et de l'éphémère", des paysages des Alpilles et de l'Ardèche, nourri de l'influence de Pierre Reverdy et de la proximité de René Char, son écriture poétique exprime également un regard critique sur la peinture, au gré de ses rencontres avec les artistes. Auteur d'ouvrages critiques ou de catalogues d'expositions sur ses amis Henri Goetz, Yves Mairot et Bernard Alligand, il a également collaboré avec une quarantaine de plasticiens. Chevalier de l'Ordre National du Mérite, Chevalier de l'Ordre des Arts et Lettres, Officier des Palmes Académiques, Membre de l'Académie des Sciences, Lettres et Arts de l'Ardèche.


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